Donald Trump n’en finit plus de contester l’autorité des juges
New York (États-Unis).– Il y a encore une semaine, peu de gens connaissaient le nom de James Boasberg. Cela a changé il y a quelques jours, quand le juge de 62 ans, chef de la cour fédérale de Washington, est devenu l’ennemi public numéro un de Donald Trump.
Tout commence samedi 15 mars, quand le président républicain invoque une loi obscure de 1798 utilisée en temps de guerre pour emprisonner et renvoyer les immigré·es de pays ennemis, dans l’objectif d’accélérer l’expulsion de migrant·es vénézuélien·nes, dont des membres du gang transnational Tren de Aragua. Saisi, le juge Boasberg décide dans la soirée de suspendre ces renvois et ordonne aux avions qui transportent les supposé·es criminel·les vers le Salvador de revenir aux États-Unis alors qu’ils sont encore dans le ciel.
L’administration a, semble-t-il, ignoré cet ordre car les vols sont bel et bien arrivés à destination, et leurs passagers et passagères ont été envoyé·es en prison dans une mise en scène digne d’un film d’action.
Depuis, le gouvernement états-unien n’a pas donné d’explications claires à James Boasberg sur les raisons de son refus de suivre sa décision. Quand ils et elles ne se murent pas dans le silence pour des raisons de « sécurité nationale », ses avocat·es mettent en cause une question de timing : les appareils survolaient les eaux internationales quand la version écrite de l’ordre a été publiée en ligne – ils et elles arguent que la forme orale, émise bien plus tôt, ne faisait pas foi.
Problème : en s’appuyant sur les données des vols, le New York Times a trouvé qu’un des trois avions utilisés n’avait pas encore décollé. Il n’aurait jamais dû partir.
Le juge Boasberg a donné jusqu’à jeudi au gouvernement pour prouver ses dires. Mais plutôt que de s’exécuter, ce dernier a décidé de s’en prendre au magistrat lui-même, l’accusant, dans des documents dévoilés mercredi, de traiter cette affaire de manière « chaotique » et de pratiquer « une micro-gestion digressive ayant pris le pas sur l’examen des questions juridiques ».
Des mots d’amour par rapport à ceux employés par le président lui-même et ses allié·es, qui prennent un malin plaisir à le traîner dans la boue. Dans plusieurs messages sur son réseau Truth Social, Donald Trump l’a ainsi traité de « fou issu de la gauche radicale » et « corrompu ».
La porte-parole de la Maison-Blanche, Karoline Leavitt, l’a qualifié, elle, de « militant démocrate » dont l’épouse aurait donné « plus de 10 000 dollars » au parti. Et à la Chambre des représentants, le député texan Brandon Gill a lancé, à l’incitation de Donald Trump, une procédure pour le destituer au motif qu’il « avait tenté de s’emparer du pouvoir de l’exécutif et d’interférer avec la volonté du peuple ».
Même Richard Nixon…
La situation a contraint le chef de la Cour suprême, John Roberts, à sortir de sa traditionnelle réserve pour signaler qu’il était possible de faire appel d’un jugement que l’on rejette : « Depuis plus de deux siècles, il est établi que la destitution n’est pas une réponse appropriée à un dif érend concernant une décision judiciaire. »
Pour David Gans, c’est l’alerte rouge. « Nous vivons un moment dangereux et troublant où le président et des membres haut placés de son gouvernement ne respectent pas les décisions de justice et demandent que les juges qui vont à leur encontre soient renvoyés. C’est une attaque sans précédent contre l’État de droit et les fondements de notre démocratie », confie le directeur du programme droits humains, droits civiques et citoyenneté du Constitutional Accountability Center (CAC), un cercle de réflexion dédié à la Constitution états-unienne.
À droite, certain·es font remarquer que la situation n’est pas inédite et prétendent – à tort – que Joe Biden a ignoré un jugement défavorable de la Cour suprême sur sa politique d’élimination des dettes étudiantes. Un argument que réfute David Gans, pour qui tous les présidents se sont pliés aux décisions de la justice fédérale. Y compris Richard Nixon dans l’affaire du Watergate. « Il y a un grand nombre de penseurs conservateurs qui reconnaissent que le nonrespect de la justice par un président détruirait notre système constitutionnel », dit-il.
Situation « inédite » ne veut pas dire « surprenante ». En effet, un tel bras de fer entre l’exécutif et le judiciaire, censés être sur un pied d’égalité dans le système étatsunien d’équilibre des pouvoirs, était prévisible étant donné le dédain de Donald Trump pour les juges et les règles. En 2022, n’avait-il pas appelé à « mettre fin » à la Constitution dans sa croisade pour inverser les résultats de la présidentielle de 2020 ?
De retour au bureau Ovale comme premier président condamné au pénal, visé de surcroît par plusieurs affaires judiciaires non résolues, il a intensifié sa critique de l’appareil judiciaire avec le soutien de son entourage. Dimanche 9 février, le vice-président J. D.Vance, diplômé de la prestigieuse école de droit Yale, a questionné la raison d’être des juges fédéraux et fédérales, chargé·es de veiller à la constitutionnalité des lois et des actes de l’exécutif.
« Si un juge essayait de dire à un général comment mener une opération militaire, cela serait illégal. Si un juge tentait d’ordonner au procureur général comment utiliser son pouvoir discrétionnaire, cela serait également illégal, a-t-il écrit. Les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. »
Provocation ou croyance sincère ? En tout cas, chez les expert·es en droit constitutionnel, cette déclaration a eu l’effet d’une bombe : en trois petites phrases, J. D.Vance venait de réécrire plus de deux siècles de jurisprudence qui ont vu l’affirmation du rôle de contre-pouvoir de la justice face au président et au Congrès.
« En mettant en cause l’intégrité de Boasberg et d’autres, Trump et ses sbires sapent notre démocratie. » Bob Jarvis, professeur de droit à la Nova Southeastern University
La stratégie du Parti républicain est claire : avec un Congrès aux ordres et des démocrates démobilisé·es, il cherche à discréditer le seul obstacle solide qui se dresse sur le chemin d’un locataire de la Maison-Blanche qui se croit tout permis.
Alors que ce dernier tente de réécrire les lois (la prérogative du Congrès) à coups de décrets, des juges fédéraux et fédérales dans tout le pays, parfois nommé·es par des présidents républicains, ont rejeté ses décisions dans des affaires variées (renvoi de fonctionnaires, gel des aides fédérales,remise en question du droit du sol…) au motif qu’elles étaient inconstitutionnelles ou illégales.
L’une des plus commentées fut celle de Paul Engelmayer. Le samedi 8 février, ce juge de New York a bloqué l’accès au système de paiement du Trésor, le « chéquier » de l’État fédéral, donné à Elon Musk et ses équipes au sein du département de l’efficacité gouvernementale (Doge), le groupe chargé de réduire drastiquement les dépenses publiques. Le multimilliardaire est sorti de ses gonds, traitant le magistrat de « corrompu » sur X.
« Si N’IMPORTE QUEL juge, N’IMPORTE OÙ, peut stopper TOUTE action présidentielle PARTOUT, nous ne vivons PAS dans une démocratie », affirmait-il quelques jours plus tard auprès de ses 218 millions d’abonné·es,faisant mine d’ignorer le fonctionnement de la justice fédérale.
Dans une autre publication, il a appelé à une « vague immédiate de destitutions judiciaires » en réaction à un post prétendant que l’un des juges dans le collimateur de l’administration était marié à une démocrate qui avait fondé une association financée par l’agence d’aide au développement Usaid.
Au total, au moins cinq juges sont visés par des procédures de renvoi lancées par des républicain·es au Congrès. « En fin de compte, je ne m’attends pas à ce qu’il y ait des
révocations, mais en mettant en cause l’intégrité de Boasberg et d’autres, Trump et ses sbires sapent notre démocratie, en particulier aux yeux d’Américains qui ne suivent pas attentivement l’actualité ou qui ne s’informent que par l’intermédiaire de médias de droite »,regrette Bob Jarvis, professeur de droit à la Nova Southeastern University (Floride).
Ce dernier précise que la justice dispose de moyens pour faire respecter ses décisions (peines de prison, sanctions financières…), mais que Donald Trump avait montré pendant son premier mandat qu’il était prêt à recourir à la grâce présidentielle pour absoudre ses proches. « Les rédacteurs de la Constitution n’avaient pas prévu la possibilité d’une désobéissance de la part de l’exécutif ou du législatif »,reprend-il. On y est.